Comme une petite envie...

Publié le par Kellmyn



 
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Il faisait froid. Non, en réalité, il ne faisait pas froid... Il ne faisait pas chaud non plus, c'est tout. Montant les escaliers au pas de course, elle posa son pied sur le quai juste à temps pour voir la queue de son RER suivre le reste du train sans se poser de question... Sans elle... Un violent coup de vent la décoiffa lui rappelant que par cet fin d'après-midi de novembre, mieux valait se perdre dans ses pensées devant un chocolat chaud que sur un quai de gare en plein courant d'air.

 

Regard à droite, personne. A gauche, même constat. Remontant le quai, elle haussa les épaules, comme pour essayer de faire danser sa frange sur le bord de son écharpe rose. Laissant ses pieds choisir un banc parmi tous ceux du quai, elle commença à s'enquérir de sa situation : A quelle heure serait le prochain train qui la ramènerait directement chez elle ? Avait-elle suffisamment de crédit pour prévenir sa belle-mère de son retard pour rentrer chez elle et donc pour se rendre à son invitation à dîner ? Ses bottes cesseraient-elles enfin de lui broyer les petits orteils ? Avait-elle bien fermé le gaz avant de quitter son appartement ? Etait-ce un bon jour pour recommencer à fumer ? A cette seule pensée, elle secoua sa tignasse rousse : ce ne sera jamais un bon jour pour recommencer à fumer. Toute à cette bonne pensée, sa main effleura néanmoins le petit briquet en argent que sa mère lui avait offert pour son 16° anniversaire sur lequel elle avait fait gravé « A ma fille, future victime du tabagisme hyperactif ». Réalisant son geste, elle ne put s'empêcher de sourire, songeant à l'ironie de la vie... Sa mère était décédée 3 ans plus tard, victime innocente du tabagisme de son époux, de ses enfants et avant eux de celui de ses parents et de ses frères. Chez les LaPocle, la cigarette faisait partie intégrante de la famille et on ne lui tenait pas rigueur de son rôle de faucheuse.

 

 

 

Camille regarda ses pieds : ça ne pouvait plus continuer. En prenant cet emploi de caissière de supérette pour se payer son permis, elle avait négligé une donnée importante. Bien sûr, elle avait besoin d'argent, bien sûr, elle avait envie de cette indépendance financière et de cette autosatisfaction qu'elle procure ; mais... travailler sous les ordres de quelqu'un (en l'occurrence de quelqu'une), c'était au-dessus des forces de la jeune femme. Etait-ce de sa faute si elle avait toujours vécu une petite existence de princesse et si elle n'était ni laide ni conne ? Sa supérieure semblait le croire et le lui reprochait ouvertement depuis son intégration à l'équipe du week-end de la grande surface d'Ablon. « Pour les filles comme vous, la vie est douce et facile », « Pour les individus de votre espèce, notre travail est dégradant et sans prestige... Vous vous croyez mieux que nous », « Cela m'étonne que vous n'ayez pas encore trouvé un moyen d'envoyer quelqu'un faire votre travail à votre place... Vous ne ferez pas de vieux os ici... ». Chaque week-end la régisseuse recommençait son petit jeu et chaque week-end, Camille revenait travailler au magasin. Mais avec l'arrivée de l'automne, l'attrait de la nouveauté ayant disparu sous le bruit strident des caisses enregistreuses et le poids des palettes de kilos de farine et de sucre, il était devenu de plus en plus difficile à Camille de trouver son job épanouissant et même intéressant. Dernière arrivée dans l'équipe et recrue préférée de sa régisseuse adorée, elle s'était vue octroyée la caisse numéro 1 : située en face de la porte à ouverture automatique du magasin. A chaque sortie de clients, c'est une bourrasque de vent glacial qui s'engouffrait perfidement dans la boutique, fondant directement sur Camille, la saisissant de froid et la laissant comme pétrifiée. Cette situation n'était pas prête de changer, tous les postes étant pourvus dans l'équipe. De plus, aucun membre de cette dernière ne semblait se soucier des rapports plus que tendus existant entre l'employée et sa supérieure. Camille préférait se dire qu'ils ne devaient rien remarquer, voilà tout. Quand bien même, elle doutait sincèrement qu'un de ses collègues eût accepté d'échanger sa caisse avec elle ne serait-ce que pour 3 heures.

 

19h48... Le prochain train n'arrivait que dans 13 minutes... Rien de bien méchant...

 

De toute façon, elle n'avait pas choisi ce job pour se faire des amis ou dans le but de faire carrière dans la vente de denrées alimentaires, mais son nouvel emploi l'avait contrainte à modifier certains paramètres de sa vie personnelle et à prendre certaines décisions, notamment celle de sacrifier sa relation si passionnée et si... émotionnellement superficielle avec JP, le prof de judo de la petite soeur de sa meilleure amie... ça n'avait pas été le grand amour de sa vie, mais il payait sa place au ciné, lui laissait piocher dans ses frites ou encore choisir la garniture de la pizza et il n'était pas trop mauvais au pieu. Au grand examen du « petit ami pas trop chiant », il aurait obtenu facilement la mention "assez bien", voire "bien" s'il n'avait eu cette habitude stressante de faire claquer sa langue contre son palais au pire moment de suspense des films d'horreur... Elle détestait cela... Presqu'autant que son petit rituel chantant, qui consistait à entonner gaiement « Le Petit Bonhomme en mousse » de Patrick Sébastien dans le quart d'heure qui suivait leurs rapports sexuels. Peu importe l'heure, le lieu, l'humeur, la circonstance quoi... Il lui fallait sa dose de bonhomme en mousse post-coïtale. En y repensant, elle ne put réprimer un petit rire moqueur... Quel bouffon quand même ! Une odeur familière vint soudain troubler ses narines. Abandonnant ses souvenirs amoureux, elle lança un regard vers le quai, remarquant ainsi, située à quelques pas d'elle, une femme entre deux âges occupée à fumer une cigarette, tandis que le vent s'amusait sournoisement à en porter la fumée jusqu'au banc de Camille. A quoi cette femme pouvait-elle bien ressembler ; la jeune fille s'en fichait bien. Mais la cigarette qu'elle tenait nonchalamment entre ses longs doigts la subjuguait. Petite et fine, frêle et fragile, fière et lumineuse, incandescente et indécente, superbe... splendide même, allumée et allumeuse... si séduisante et si... sexy : c'était la cigarette la plus belle qu'elle n'avait jamais vu de sa vie... La plus prétentieuse et impertinente aussi... En somme, la cigarette la plus diablement désirable qu'elle n'ait jamais croisée. Mais non... Elle n'en voulait pas... Elle n'en voulait plus... Elle n'en avait plus besoin à présent... Alors qu'elle se disait cela, sans même qu'elle s'en rende compte, elle avait quitté son banc et se dirigeait vers la femme à la cigarette. Un bonjour souriant, une demande polie rapidement exaucée et voilà Camille, une cigarette à la main, assistant à l'entrée en gare d'Ablon de son train... Comblée, un sourire d'enfant sur son visage, elle monta dans la machine en songeant aux différentes manières de fumer cette merveille en en tirant un maximum de plaisir. Laissant ses pieds la guider dans le wagon quasi désert, Camille ne pouvait cesser de s'imaginer fumant LA cigarette.

 

"Ne me dites pas que vous allez fumer ça ici?"

 

10 mots... 10 mots provenant de l'arrière du wagon... 10 mots qui firent tourner la tête à Camille, jusqu'à rencontrer le regard accusateur et choqué d'une vieille dame... Un peu moins âgée que sa grand-mère, elle possédait le même manteau sans couleur et le même air inquisiteur; ce qui ne put empêcher Camille de ressentir immédiatement de la nervosité face à cette inconnue. Penaude, elle bafouilla quelques excuses et rangea la cigarette dans sa poche de manteau.

"Vous savez que ce que vous faîtes vous tuera?"

 

Camille ne repondit pas. Après tout, la femme se trouvait à plusieurs rangées de sièges derrière elle... Elle pouvait très bien ne pas l'avoir entendu... Certaines fois, il faut savoir faire comme si rien autour de nous n'existait. La jeune femme l'avait appris à ses dépens. Son père faisait partie de ses hommes qui ne savent aimer qu'en hurlant sur ceux qui les entourent. Il hurla d'abord sur la mère de Camille, puis sur le frère de Camille, sur elle-même, et après son divorce et son remariage (espacés tous deux de... 6 mois), sur sa seconde épouse et enfin sur sa dernière fille. Jeune adulte à la mort de sa mère, Camille préféra emmenager chez son père les 2 années qui suivirent plutôt qu'avoir à s'assumer toute seule dans des circonstances aussi difficiles. Ce ne fut pas le choix de son frère qui gardait encore rancune contre son père pour son divorce et son remariage plus qu'empressé à son goût...
Les cris, les interpellations provocatrices, Camille connaissait et ce dimanche soir, elle avait autre chose de prévu que de se crêper le chognon avec une inconnue.

 

Elle dû s'assoupir car elle manqua de peu de rater sa station. Sur le quai, elle regarda la pendule au-dessus d'elle... 20h42. ça allait... Son bus fonctionnait encore. Se faisant violence pour cacher sa douleur derrière un visage de "fille pressée", elle entreprit de rejoindre l'arrêt de bus situé à quelques mètres de la gare. Cela pouvait sembler ridicule de prendre le bus pour 3 stations, mais l'état actuel de ses pieds la poussait à croire en ce vieux proverbe "Le ridicule ne tue pas". Un regard sur l'afficheur électronique lui apprit qu'elle avait encore 6 minutes à patienter. Elle serait chez elle pour 21h. Glissant ses mains dans ses poches, c'est presque avec surprise que ses doigts rencontrèrent la cigarette. 6 minutes... C'était bien suffisant pour s'en griller une petite. A ce moment-là, Camille vibra. Sortant son portable de sa poche gauche, elle lut le message que sa soeur venait de lui envoyer "Jak è venu ns voir.On va ts o MacDo.A+tar"... Et merde! Si elle n'avait pas raté son train, elle aussi aurait été de la partie. Jacques était son oncle préféré et le nombre de visites qu'il faisait à sa famille chaque année était presque aussi élevé que le nombre de chances d'avoir des jumeaux. Elle ne réfléchit pas longtemps à la possibilité de les rejoindre directement au restaurant... Ses pieds lui rappelaient sans cesse l'impossibilité de ce plan. Elle serait mieux chez elle avec son chat de toute façon... Pendant qu'elle se morfondait sur son sort, elle sortit sa cigarette et la porta à sa bouche.

 

"Fumer tue... Fumer tue..."

 

Se retournant, elle vit une petite silhouette rose disparaître derrière une affiche publicitaire pour une assurance décès. Elle parcourait l'affiche distraitement quand la petite fille, forte de son premier essai, sortait de sa cachette pour revenir la taquiner. D'abord surprise, elle se remit bien vite de son etonnement et tira la langue avant de partir se cacher dans les jupons ou plutôt les pantalons de sa mère. Plus amusée qu'offusquée, c'est avec le sourire que Camille pénétra dans le bus 127 ce soir-là.

 

20h58. Camille comptait les pas qui la séparait à présent de chez elle... Une cinquantaine il lui semblait... Sans compter les escaliers bien entendu. Réfléchissant à l'impression de vieillesse que pouvait provoquer la douleur, elle commença l'ascension de ses escaliers...  Après tout, 3 étages, ce n'était pas la mort et en plus, elle avait toujours entendu dire que monter les escaliers faisait de jolies jambes... Sans doute une excuse de propriétaires "économes" pour ne pas avoir à appeler le réparateur d'ascenseur trop souvent. Avec bonheur, la jeune fille inséra sa clé dans la serrure. Poussant la porte, elle ne put s'empêcher de sourire en voyant son chat, vautré sur le canapé. Elle se laissa tomber sur le canapé elle aussi, trop occupée à quitter les instruments de torture qu'étaient devenues ses chaussures pour s'intéresser à l'absence de réaction du félin. Vidant ses poches, elle déposa clés, portable, briquet et cigarette sur la table du salon... Enfin seule avec elle... Après tout, elle l'avait bien méité... Une odeur ou plutôt une impression d'odeur étrange lui chatouilla les narines... Elle avait sans doute oublié de changer la litière de son chat depuis plus de 4jours... Elle s'en occuperait juste après... Pour le moment, elle avait gagner le droit de se détendre avec sa cigarette sur son sofa, à côté de ce chat mollement affalé sur un coussin. S'emparant du briquet, elle sourit en repensant à la gamine en rose... "Fumer tue... Fumer tue..." répéta-t-elle en chantonnant avant de secouer la tête dans un sourire... La cigarette au bord des lèvres, le doigt sur la roulette du briquet, elle n'eût que le temps de lancer un regard vers la cuisine avant de sentir son doigt appuyé sur le bouton du briquet et de s'entendre penser, peut-être un peu trop tard: "Est-ce que j'ai bien fermé le gaz avant de partir?"

Publié dans Ce que j'écris

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D
Je suis bien d'accord...cette petite nouvelle est plutôt presque trés bien réussie.La situation de la fille qui décrit la cigarette avant d'aller en demander une est tout à fait formidable et réaliste.On ressent la fille qui voudrait arrêter de fumer, mais après tout pourquoi arrêter maintenant et l'instant d'après la fille totalement accro nous fait une description magestueuse de cette même cigarette... trés bien écrit en tout cas.PS: le coup du petit bonhomme en mousse, j'adore...quelle jolie chanson... hihi
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K
Dire qu'un jour tu m'as dit que tu te trouvais paresseuse a ne plus poster aussi souvent sur ton blog. Je t'ai repondu que c'etait plus que normal lorsqu'on est au courant de ton rythme de vie actuelle.J'ajouterai une chose : preserve precieusement cette "paresse" si elle se trouve etre la cle qui te fait ecrire des textes pareils.Je ne veux pas dire que les nouvelles precedentes sont ratees, loin de la mais celle-ci fait partie des meilleures : d'un pour son sujet, de deux pour le style. On y est entraine sans peine et on en ressort encore une fois avec cette fameuse phrase : "Et apres ?" sans pour autant etre frustree. Et on en tire une lecon ;)Michi pour ce texte et michi pour tout. Vivement les suivants.A plush ma shtite Pika ^^
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